jeudi 20 octobre 2016

Histoire(s) de soi, histoire(s) de l'autre – Traces du passé

J'entrai dans la cuisine rejoindre maman et papa après que ce dernier m'ait appelée. Un rapide coup d'œil autour de la pièce me donna une idée de la raison pour laquelle j'avais été appelée. La gazinière et le sèche-linge avaient été déplacés au milieu de la pièce et la bassine se trouvait tout près de leur emplacement d'origine. Je soupirai et m'appuyai contre le frigo attendant de savoir ce dont ils avaient besoin. Papa me fit signe d'approcher et me tendit une éponge imbibée de savon. Il me demanda ensuite de me faufiler à l'emplacement des deux appareils ménagers afin de nettoyer le mur et le sol. Je grognai mais m'avançai. Je pris l'éponge du bout des doigts et m'agenouillai devant la fine couche de moisissure recouvrant le mur. Je ne comprendrai jamais comment il était possible qu'il y en ait autant malgré les nettoyages réguliers de maman. Grimaçant, je commençai à frotter essayant d'y toucher le moins possible. Frottant, je vis la forme du conduit d'aération réapparaître. Maman m'arrêta avant que je ne change de côté et me prit l'éponge des mains, la remplaçant par une vieille brosse à dents. Elle me dit de la passer dans la bouche d'aération. Je retirai le grillage la recouvrant et le frottai ainsi que le début du conduit. Je m'apprêtai à remettre la grille en place lorsque je vis, posée à l'intérieur, une chaîne. Je la pris et la mis dans la bassine savonneuse. Je finis ma tâche, repris la chaîne et retournai dans ma chambre.
Le lendemain soir, j'étais seule à la maison. Je sortis de la salle de bain après m'être changée pour la nuit et me dirigeai vers le salon. J'étais en train de sécher mes cheveux avec ma serviette, ce qui me bloquait la vue, lorsque je percutai quelque chose, du moins, c'est ce que je pensai. Je croyais que je m'étais mal dirigée et que j'étais entrée dans le mur mais, levant la tête, je vis devant moi un jeune garçon. Il était maigre et sale, sans doute après avoir été dehors. Sa chemise était trouée aux coudes. Il portait également un short à bretelles, des chaussettes hautes trouées aux orteils et une paire de sandales miteuses. Son visage affichait une expression neutre mais la panique visible dans ses yeux était inquiétante. Pourtant ce qui m'effraya le plus, ce fut les «ruisseaux» d'eau dégoulinante sur tout son corps laissant une flaque à ses pieds. Celle-ci, malgré toute l'eau qui y tombait, ne s'élargissait pas. D'où venait toute cette eau ? Je n'en avais aucune idée. Il ne me fallut que deux secondes avant de faire un bond en arrière et qu'un hurlement aigu ne sorte de ma bouche. Puis, d'un coup, il se volatilisa. Je passai le reste de la soirée assise tout au fond du canapé, emmitouflée dans une couverture à regarder un dessin animé, sursautant au moindre bruit, jusqu'au retour de maman ou papa.
Trois jours plus tard, j'étais toujours hantée par cette apparition. Je n'arrivais pas à l'effacer de ma mémoire. Je m'assis contre le radiateur de ma chambre près de la fenêtre et posai mes mains au sol. Sous ma main droite je sentis l'étoffe d'un de mes foulards. Je le pris et son poids me surprit. Quelque chose était dedans. Je le secouai et la chaîne que j'avais trouvée cinq jours plus tôt en tomba. Je la pris et observai le pendentif qui y était accroché. C'était un médaillon en argent avec en son centre une tige de muguet et, suivant la courbe du cercle, était écrit quelque chose en hébreu. Il devait avoir appartenu à un juif. Une main se posa sur mon genou. Je relevai la tête et écarquillai les yeux, m'apprêtant à crier. Il était revenu. Je commençai à paniquer. Il me regarda dans les yeux, leva doucement sa main et posa son index droit sur ses lèvres, me disant ainsi de me taire. Je ne sais pas pourquoi je l'écoutai et restai silencieuse. Durant quelques secondes, nous nous regardâmes sans rien dire. Sa main était toujours sur mon genou et malgré le fait qu'elle soit toujours mouillée, mon jean restait sec.
«Aide-moi, murmura-t-il.
— T'aider pour quoi ? répondis-je.»
Les jours suivirent, je ne le revis plus, du moins pas directement. J'entendais sa voix dans ma tête. Elle y résonnait dès que je n'étais pas concentrée et que je laissais mon esprit voyager. Il en profitait donc pour me raconter son histoire. Il était charbonnier et n'avait que neuf ans. Il était effectivement juif et la chaîne que j'avais trouvée lui appartenait. Le mois d'octobre suivant son neuvième anniversaire il avait rencontré un magicien à qui il avait refusé quelque chose. L'homme ne l'aurait pas apprécié et aurait provoqué une inondation dans l'appartement du garçon où, ne sachant pas nager, il s'était noyé. La magicien aurait alors enfermé son âme dans le bijou, l'empêchant ainsi de se reposer. À présent, il voulait que je l'aide à libérer son âme.
Je lui donnai sa chaîne et ce qui suivit fut comme une scène de ménage, au sens littéral du terme. C'était comme si un aspirateur avait été allumé. Chaque partie de son corps se transforma en fumée et disparut progressivement dans un râle jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de lui qu'un petit nuage de poussière flottant dans l'air.
«Merci…»
Photo Chloé Devis

L'année passée a vu la classe de la douce s'impliquer dans ce projet en partenariat avec la Maison du geste et de l'image et la Ville. Ses professeures de français et de mathématiques, l'écrivaine Carole Achache et la photographe Chloé Devis ont conduit des ateliers thématiques autour de l'autoportrait, du quartier, des objets du passé, des goûts et dégoûts… Carole Achache est décédée à la fin de l'hiver, les ateliers ont continué. Une restitution de ce travail de longue haleine s'est tenue le 17 juin dernier à la MGI.